Cycling for libraries : une initiative née en 2011 en Finlande et qui défend les bibliothèques et leurs valeurs par le biais de randonnées collectives à vélo. Le trajet est l’occasion de rencontrer des élus locaux, des journalistes mais aussi de discuter avec des collègues et des usagers et des non-usagers ; c’est un moment privilégié pour parler, entre initiés et non-initiés, des valeurs des bibliothèques, de leur utilité dans divers domaines, de leurs grandes évolutions de ces dernières années et des changements qui se préparent actuellement. C’est aussi, pour les participants, une opportunité de visiter des bibliothèques et de faire le plein de nouvelles idées à appliquer dès leur retour.

À quelques jours du départ de la troisième édition de la version française, Cyclo-biblio, nous avons posé quelques questions à Lara Jovignot, présidente de l’association Cyclo-biblio et principale organisatrice de cette étonnante non-conférence.

1. Le Cfibd : Cyclo-biblio part dans quelques jours pour une troisième édition. Parmi les participants qui enfourcheront leur vélo pour aller de Toulouse à Bordeaux, les Français sont-ils majoritaires ? Combien y a-t-il de nationalités ?

Lara Jovignot : Six pays sont représentées cette année : l’Allemagne, la Belgique, le Royaume-Uni, l’Espagne, la Suisse et bien sûr la France. La grande majorité des participants sont français  il faut dire que cette année, l’équipe d’organisation a décidé que la compréhension du français serait un critère pour l’inscription à Cyclo-biblio.

2 Le nom « Cyclo-biblio » a été choisi il y a 3 ans lors de la première déclinaison française de Cycling for libraries, cette initiative née en Finlande. Cyclo-biblio s’inscrit-il toujours dans le mouvement Cycling for libraries ? Quelles sont les différences entre les deux ?

Cycling for libraries (C4L) et Cyclo-biblio (CB) sont tous deux des projets soutenus par l’International Association for Library Advocacy (IALA). Leurs sites internet sont sur le même serveur et le fondateur de Cycling for libraries, Jukka Pennanen, aide Cyclo-biblio dans la réalisation d’outils de communication. Nous échangeons des idées, nous relayons nos actualités respectives ; nos éléments de langage et nos outils de communication sont relativement similaires. Plus profondément, Cycling for libraries et Cyclo-biblio partagent les deux mêmes objectifs : il s’agit à la fois d’une campagne de promotion des bibliothèques et d’une conférence informelle de professionnels  le tout à vélo. Les deux actions rassemblent bien sûr des bibliothécaires mais également des « amoureux des bibliothèques ».cyclobiblio4

Il existe entre les deux mouvements une différence juridique : Cycling for libraries est le nom d’un mouvement global organisé par l’IALA, tandis que Cyclo-biblio est une association, composée d’adhérents, représenté par un bureau, et qui organise l’action annuelle du même nom. Cycling for libraries possède une dimension totalement internationale et d’ailleurs sa campagne annuelle, dans la mesure du possible, a lieu à cheval sur deux pays ou plus. À Cycling for libraries, l’anglais est la langue commune. En pratique, la différence principale est que Cyclo-biblio s’est donné pour mission d’organiser des événements de promotion des bibliothèques à vélo dans les pays francophones.

3 L’objectif du projet est de faire tâche d’huile ?

L’idée centrale est que les participants s’approprient les objectifs du mouvement et créent des actions similaires dans leur pays, dans leur région ou dans leur ville, sur un ou plusieurs jours. Cycling for libraries peut soutenir d’autres éditions locales, réalisées dans divers pays. Avec Cyclo-biblio, nous espérons pouvoir bientôt soutenir des actions dans d’autres pays francophones. C’est même de là qu’est venue l’idée de rédiger un manuel « Comment organiser un Cyclo-biblio », qui mûrit tranquillement.

Vous êtes franco-suisse, vous travaillez en Suisse, vous habitez en France… est-ce que vous percevez un décalage culturel dans les pratiques professionnelles malgré la faible distance ?

J’ai étudié la bibliothéconomie à l’École de Bibliothéconomie et des Sciences de l’Information (EBSI) à Montréal, puis à la Haute École de gestion de Genève en Suisse, et j’ai toujours travaillé dans des bibliothèques suisses. Je n’ai jamais étudié ni même travaillé dans une bibliothèque française : en somme, tout ce que je sais de la situation des bibliothèques françaises, je l’ai appris en fréquentant les bibliothèques, depuis mon enfance à mes études supérieures en sciences politiques à Lyon, via mes lectures personnelles et les réseaux sociaux, mais aussi grâce aux participants de Cyclo-biblio.

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La culture suisse diffère de la française sur de nombreux points, ce qui a un impact important dans tous les aspects de la vie, qu’elle soit professionnelle ou privée. Cette question est assez vaste pour faire l’objet d’une thèse mais me contenterai de souligner quelques points:

Premièrement, la Suisse est un État fédéral et non centralisé. Il n’y a donc pas d’harmonisation des pratiques ni, par exemple, d’autorité de référence en matière de normes bibliothéconomiques. Le trilinguisme demeure une difficulté majeure pour l’unification des pratiques et pour les échanges entre professionnels. Les publications des associations professionnelles ne sont pas (ou très peu) traduites dans les autres langues, alors que l’allemand est largement majoritaire. Lors des congrès de l’association des bibliothèques suisses (BIS), la traduction simultanée n’est pas proposée, chacun étant sensé maîtriser l’autre langue principale. La conséquence de tout cela est qu’il y a peu d’échanges entre les communautés linguistiques, notamment chez les plus jeunes. Il arrive même désormais que l’anglais soit utilisé entre francophones et germanophones.

La vie associative suisse est très riche ; les membres des associations sont souvent très actifs et l’État est peu interventionniste en la matière. Les bibliothèques municipales ont pendant longtemps été animées par des bénévoles, et la professionnalisation du métier est un phénomène très récent en Suisse. Cette professionnalisation a été jugée nécessaire à la suite d’évolutions techniques (l’informatisation, notamment) mais jusqu’à une date récente, les formations étaient très techniques, voire pragmatiques, basées sur l’apprentissage de pratiques purement bibliothéconomiques. La création d’un master en gestion de l’information, qui s’intéresse à des questions plus stratégiques, ne date que de la fin des années 2000.

5 – Pensez-vous que le regard du public suisse sur les bibliothèques est différent de celui du public français ?

Quand je parle des bibliothèques suisses, n’oubliez pas que je parle surtout des bibliothèques romandes car je ne peux pas prétendre connaître les bibliothèques alémaniques.

En Suisse romande, les bibliothèques publiques sont encore largement vues, par la population comme par les élus, comme des « réservoirs à livres », de plus en plus fréquemment à CD et DVD. Le budget d’acquisition est encore élevé (et c’est tant mieux) mais le recrutement des bibliothécaires professionnels manque parfois, le coût de la main d’œuvre étant très élevé.cyclobiblio3

La dernière enquête conduite dans notre bibliothèque jeunesse confirme que la bibliothèque est uniquement vue comme le lieu du savoir, de la culture, et comme un lieu où l’on « vient emprunter des documents ». L’idée de « bibliothèque troisième lieu », si répandue en France, semble très récente. Il faut aussi noter que les centres socio-culturels et les maisons de quartier sont extrêmement actives et « concurrencent » actuellement les bibliothèques sur le terrain de l’animation culturelle. Dans la ville où je travaille, la vie culturelle est foisonnante et la population, déjà bien occupée, est face à un choix pléthorique. Néanmoins, la nécessaire évolution du contenu de la formation professionnelle et continue, ainsi que le renouvellement de génération dans les bibliothèques, amènent un changement de mentalité assez net ces dernières années. La bibliothèque troisième lieu commence à devenir une réalité.

Les bibliothèques universitaires sont bien plus innovantes. Comme elles sont financées par les cantons (et l’État pour ce qui concerne les deux écoles polytechniques), elles ont toujours bénéficié de moyens financiers importants, dans le but de soutenir la formation d’une « élite » intellectuelle. L’accès à l’université s’est depuis quelques années largement démocratisé.

Minoritaire à la fois dans la francophonie et dans une Suisse majoritairement germanophone, la Suisse romande est souvent considérée comme un marché peu rentable par les fournisseurs, notamment les fournisseurs de ressources numériques. Notons que l’emprunt de livres est gratuit dans la plupart des bibliothèques romandes et que la loi sur le droit d’auteur actuellement en discussion risque de mettre à mal cette pratique.

Ah, un dernier point : pas de grève en Suisse ! Le consensus est de rigueur.

6 Dans les congrès internationaux, la barrière linguistique est souvent un frein aux contacts entre professionnels. Cycling for libraries rencontre-t-il ce problème ?

Cycling for libraries ou Cyclo-biblio (sourire) ? Cycling for libraries, en tant qu’édition internationale, réunit une dizaine de nationalités – et jusqu’à seize en 2014. Très logiquement, l’anglais y est la langue commune. Mais comme en 2014 l’édition avait lieu en France, nous avions un quart de français parmi les participants. Or les français ne sont pas connus pour leurs capacités linguistiques et le contact n’a pas toujours été aisé. Les conversations sur les pratiques professionnelles nécessitent des connaissances spécifiques en anglais ; elles demandent une attention et un effort que certains participants n’étaient pas prêt à fournir, d’autant plus que le vélo et le programme exigent déjà un investissement fort. Par ailleurs, les situations et les contextes sont parfois tellement différents entre deux pays que la comparaison peut se révéler difficile à établir. Or, les participants cherchent principalement à côtoyer des collègues pouvant les aider à résoudre une problématique, ou trouver de nouvelles idées. Concrètement, tout cela est infiniment plus simple si l’on parle la même langue, et qu’on la maîtrise correctement.cyclobiblio5

Nous avons fait plusieurs tentatives pour contourner ces difficultés linguistiques : en 2014 des visites de bibliothèques avaient lieu à la fois en anglais et en français. Nous avions aussi envisagé la création d’un tutorat entre deux personnes (un anglophone et un francophone) mais cela aurait été trop contraignant pour les participants. Et puis en 2015, entre Bâle et Strasbourg, nous avons accueilli quelques anglophones qui ne comprenaient pas du tout le français. Bien que nous ayons souligné la nécessité que les francophones viennent en aide aux allophones, cela s’est révélé compliqué par manque de temps. Finalement, comme les visites en anglais n’étaient pas possibles et que les francophones parlaient surtout entre eux en essayant de temps en temps de parler aux anglophones, nous avons constaté une certaine frustration chez les non-francophones. C’est la raison de l’instauration d’un critère linguistique dans les inscriptions, mais ce critère est souple : si un participant souhaite venir en dépit de sa compréhension insuffisante du français, il s’agit une décision personnelle qu’il devra assumer au mieux.

7 – À votre avis, que convient-il de faire pour que les bibliothécaires français s’intéressent plus à ce qui se passe dans les bibliothèques hors de France ?

Dans ce domaine, je pense que la meilleure solution est l’organisation de voyages d’étude par les associations professionnelles ou par toute autre organisation (même à titre privé). Les rencontres formelles ou informelles, virtuelles ou physiques, durant lesquelles les professionnels présentent le contexte dans lesquels ils travaillent, sont indispensables pour une ouverture sur le monde. Je pense aussi à des articles dans les revues professionnelles.

De mon côté, comme beaucoup d’entre nous, je pratique la veille au quotidien à mon travail et j’envoie chaque semaine à mes collègues un courriel avec quelques liens vers les actualités du monde des bibliothèques en Suisse, en France, et dans le reste du monde. Je tâche d’inclure également quelques liens sur une thématique. Je pense que ce genre de pratiques contribue à l’ouverture d’esprit des collègues.

L’idéal reste bien sûr de participer à des actions Cyclo-biblio ou Cycling for libraries !

Merci, Lara Jovignot, d’avoir bien voulu répondre à nos questions !